Au Laboratoire de rythmo-pédagogie, en 1933-34, la première année de cours à de jeunes institutrices s’intitule « L’évolution pédagogique de l’enfant ». Voici un premier aperçu de cet enseignement à vocation professionnelle.

Dans l’introduction de son premier cours, il explique quelles sont les bases d’une nouvelle pédagogie à bâtir. Est-elle encore nouvelle aujourd’hui ? Nous le pensons, car les découvertes anthropologiques sur lesquelles cette pédagogie doit s’appuyer, n’ont pas encore été pleinement comprises et reconnues. Et pour cela, il faut d’abord comprendre sa méthode scientifique, qui est « expérimentale » en un sens particulier.

« Dans ce Laboratoire de Rythmo-pédagogie, je voudrais, dans le cours des années qui vont suivre, et surtout cette année, jeter les bases d’une pédagogie française. Chez nous lorsqu’on parle de pédagogie, on cite tout de suite des auteurs suisses, des auteurs allemands, des auteurs belges, américains, on cite très peu d’auteurs français. On pourrait s’en étonner car l’esprit français est essentiellement psychologue, et psychologue avec une finesse, une délicatesse que nous aurons à exploiter. La femme française est la psychologue née. Aussi c’est avec votre collaboration que je voudrais essayer de baser et de bâtir cette pédagogie française.

Qu’est-ce que je vous apporte comme base de cette construction ?… Une science neuve, l’Anthropologie du geste.

En 1925, après vingt ans de travaux psycho-physiologiques et ethniques, j’ai publié un premier aperçu de mes recherches que j’ai intitulé : “Études de Psychologie linguistique”. Son vrai titre aurait dû être : “Études sur l’Anthropologie du Geste”.

Dans ce commentaire j’ai jeté les bases primordiales de la Mécanique humaine. Jusqu’ici l’homme a été étudié par deux catégories de savants, par les métaphysiciens, et par les médecins. Je voudrais me placer entre ces deux groupes et faire la synthèse.

L’homme n’est pas seulement une âme, il n’est pas seulement un corps, il est un composé humain si bien que mes études de psychologie linguistique pourraient aussi bien s’intituler “études du Geste du Composé humain”.

Lorsque les métaphysiciens se placent en face de l’enfant, ils ignorent ses possibilités et ses capacités physiologiques. Lorsque le médecin se place en face de l’enfant, il ne voit que ses réactions physiologiques et néglige ses aptitudes intellectuelles. Le pédagogue, lui, a au contraire à observer tous ces mécanismes extrêmement complexes.

Or la pédagogie vraiment objective n’existe pas parce qu’on n’a pas connu les possibilités de l’enfant. Il fallait donc créer une science qui fut pour ainsi dire éclairante et guidante, une science qui irait à travers le monde pour voir ce qu’est en réalité l’homme, non pas l’homme tel que nous l’avons parmi nous et qui est déjà faussé essentiellement par une fausse pédagogie.

A cause de cette pédagogie déformante, nous ne sommes plus nous-mêmes, et cependant c’est ce nous-mêmes que nous avons tendance à enseigner aux autres.

Si bien que vouloir composer une pédagogie avec ce que nous avons dans notre milieu ethnique serait une erreur anthropologique profonde puisque nous ne ferions que nous regarder dans un miroir et nous infligerions à l’enfant notre propre attitude, notre propre “biaisement” pédagogique reçu par toute une série de procédés soi disant pédagogiques, qui sont tout autre chose que de la pédagogie.

Il fallait donc sortir de notre monde gréco-latin et aller voir à travers le monde ce qu’est l’homme dans les autres milieux ethniques, c’est ce que j’ai fait pendant vingt ans. Alors nous voyons que l’homme à travers le monde, ne nous ressemble pas sous tous les rapports et qu’il est infiniment plus riche de possibilités que nous ne le sommes.

Comment l’homme s’est-il formé, s’est-il ajusté en contact avec les choses ? C’est un problème de laboratoire.

Il y a deux sortes de laboratoires : il y a le laboratoire que j’appellerai instrumental, c’est celui que nous voyons fonctionner un peu partout avec des appareils divers et qui serait à reprendre sur des bases nouvelles en tenant compte d’inventions comme le cinéma et le phonographe.

Et puis il y a un autre laboratoire que j’ai été le premier à instituer, c’est l’immense laboratoire ethnique où le monde entier vient déverser ses expériences spontanées.

Nous nous apercevons que l’être humain se présente à nous comme un être global et individuel. C’est pour cela que j’ai intitulé cette première conférence, le Globalisme individuel et nous allons voir que la pédagogie consiste dans l’adaptation de ce globalisme individuel.

Donc trois points dans notre conférence. Je serai rigoureusement divisé, car nous ne faisons pas ici un enseignement de recherches comme à la Sorbonne ou à l’École d’Anthropologie, mais nous faisons un enseignement de formation. Je suis ici adapté à vous, je suis ici pour vous. 

I – Dans une première partie, nous allons voir ce que c’est que le globalisme.

II – ce qu’est l’individu et,

III – ce qu’est cette adaptation de deux facteurs qui ont l’air d’être contradictoires et qui forme une juxtaposition différenciée.

(…) Vous n’êtes pas ici une classe unique, mais une juxtaposition différenciée. Qu’est-ce que cela veut dire ? c’est que vous restez chacune vous-même dans votre Globalisme et dans votre Individualisme, mais qu’il va tout de même falloir faire marcher l’ensemble. Comment nous y prendre ?

(…)

1 – un petit nombre d’individus,

2 – la connaissance de chaque individu,

3 – la direction de chaque individu. »

« Chaque mercredi, nous reprendrons cette étude. Il faut que notre travail ici soit un travail de collaboration, il n’y aura pas seulement un maître et ses écoutantes, mais toutes vous serez des collaborantes. » (Lab. 06/12/33)

Donner aux enfants des choses avant tout !

« Il faut montrer à l’enfant tout ce que vous pouvez lui montrer. Ce que je désirerais, c’est que l’enfant apprenne à peu près tout sans se servir du langage. Qu’on lui montre d’abord toutes les choses, que vos jardins d’enfants soient une leçon de choses permanente. On en est loin ! Vos jardins d’enfants, c’est merveilleux, mais c’est un trompe l’œil. Qu’est-ce que vous avez dans votre jardin d’enfants ? Un poisson dans un bocal, un peu de pâte à modeler, des petits dessins à reproduire, des petites affaires plus ou moins artificielles.

Ce qui serait autrement intéressant, ce serait un jour d’emmener vos enfants chez le fruitier et de leur faire distinguer chaque sorte de fruits. Mais nous avons une véritable manie de logomachie : savoir des noms, nous gargariser avec des mots étranges. Les examens sont surtout de formidables logomachies.

J’aime infiniment mieux un enfant qui sait peu de choses mais qui les sait bien parce qu’il les a vues, goûtées, senties. Il sait ce qu’est une orange, ce qu’est une châtaigne, et qui sait qu’une orange, une châtaigne n’existe pas qu’à l’état de confiture, mais que dans le réel, elle possède toute une série d’enveloppes protectrices. Combien d’enfants savent-ils qu’un marron sur un arbre a des tas de petits piquants ? Vous me direz : “Ce n’est vraiment pas grand chose”. Mais c’est cela toute la science ! Vous n’avez tout de même pas l’ambition de faire avaler à vos enfants tout ce qui s’est écrit depuis que le monde est monde ! Il faut le mettre en face des choses.

Une promenade chez la fleuriste, ce serait merveilleux, une promenade sur les quais et partout … Ce sera un jour organisé. Si vous pouvez emmener vos enfants au Bois de Boulogne, allez-y ! Quand vous pouvez les mettre dans une prairie, commencez d’abord par leur laisser manier toutes ces feuilles, ces fleurs, toutes ces pâquerettes, et après quand ils auront bien vu, goûté, senti, alors ils vous demanderont les noms. Ce sera alors le second stade que nous allons étudier aujourd’hui.

Mais nous faisons juste l’inverse. Voilà des enfants qui n’ont jamais vu de pâquerettes et de marguerites, de bleuets et de coquelicots et on va leur faire apprendre que “les bataillons tombaient comme on voit tomber les javelles”. Ils n’ont jamais vu de javelles tomber. Vous leur faites répéter des mots vides, pour eux. » (Lab 07/03/34)

Jousse dissident de la formation scolaire

« On ne m’a jamais montré, depuis les 3 ans et demi où j’ai commencé à aller à l’école maternelle, jusqu’à 20 ans où je suis sorti de l’école militaire, comment parler ni comment enseigner. On m’a toujours fait écrire. On ne m’a jamais fait parler. Des quantités de faits dans ma vie de collège montrent qu’on m’a indûment privé de mon mécanisme le plus fort au point de vue mémoire. Vous ai-je dit que sur mon livret de baccalauréat, j’avais cette mention : “Élève excellent, très consciencieux, mémoire REBELLE”. Voilà avec quoi je suis allé au baccalauréat. C’est le plus bel idiotisme qui ait été écrit par des mains humaines.

J’ai au contraire une mémoire effrayante et tous ceux qui, aux États-Unis, ont été mes élèves – et j’avais des généraux, des colonels, des commandants – tous disaient : “Le Capitaine Jousse est effrayant comme mémoire”.

A partir de ce moment là, j’ai dit à tous les pédagogues Zut et j’ai fait mon travail moi-même.

De là pourquoi au début, on m’a fait cette remarque : “Tiens, mais vous n’enseignez pas comme les autres”. Eh bien non, je n’enseigne pas comme les autres, parce que c’est moi qui enseigne. Les autres feront comme ils voudront ou pourront. “Mais vous ne réussirez pas”. “Alors laissez-moi donc m’ensevelir dans ma défaite, vous allez tellement jouir !”

Heureusement ou malheureusement je réussis très bien, je suis celui qui a le plus d’élèves à l’école d’Anthropologie, j’ai un auditoire très fourni à la Sorbonne et à l’École des Hautes Études.

Il n’est pas absolument vide ici. Pourquoi ? Parce que ma mémoire n’est pas refermée sur des livres. Elle joue dans tout mon corps. On ne me l’a pas tuée, voilà.

(…) Encore heureux que j’ai pu arriver à 20 ans pour me dire à moi-même :

“Tout ce qu’on t’a raconté ce sont des fariboles, marche ta voie et crée. Tous ces gens-là, ce sont des perroquets”. » (Lab. 07/03/34)

Les premiers résultats

« L’an dernier, lorsqu’on m’a demandé d’aider à la formation d’un certain nombre de jeunes filles, j’étais un peu inquiet. Sans doute j’avais étudié depuis plus de 30 ans la Mécanique humaine et en particulier la mécanique de l’enfant, cependant je me demandais ce que des jeunes filles pourraient comprendre à une science que j’ai voulue purement objective.

L’an dernier j’ai fait une sorte de test. Je me trouvais en face de jeune filles que je ne connaissais pas, que je n’avais pas vues, et j’ai suivi ma méthode. Sans guère m’occuper du résultat. Comme tout bon observateur et tout bon expérimentateur, j’attendais la fin de l’expérimentation.

Lorsque les appareils enregistreurs ont fonctionné, c’est-à-dire lorsque les mémoires de fin d’année de l’École normale sociale ont été dactylographiés, j’ai eu des résultats qui dépassent certainement tout ce que j’avais espéré. Ces deux résultats, je vous les inscris : Cécile Saint Gal et Hilda Causse.

L’an dernier je n’ai pas perdu mon année. De ce que j’ai enseigné ont résulté leurs deux travaux que je vous donne comme modèles. Il est donc possible à un anthropologiste de parler à des jardinières d’enfants, et non seulement d’être compris, mais d’être dépassé. Ce que j’ai eu entre les mains a été pour moi la preuve qu’en France nous pouvons faire une pédagogie française très neuve et très adaptée. » (Lab. 05/12/34)

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